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26 septembre 2012 3 26 /09 /septembre /2012 22:15

  Je suis resté comme ça, à regarder fixement la trace légère laissée par leur passage, et les brins d’herbes qui se relevaient lentement, comme étourdis. Avec mes deux pattes en l’air, j’ai fini par glisser de mon galet et je me suis ramassé sur une figue bien pourrie.
Un vacarme de tous les diables, au dessus de ma tête, m’a brutalement ramené à la réalité. Une compagnie d’étourneaux de la brigade de surveillance des prés carrés (la B.S.P.C.) venait de se poser sur les plus hautes ramures du figuier. Comme d’habitude, leur formation impeccable s’était pulvérisée à l’atterrissage et la multitude d’ordres et de contre-ordres braillés par tous les galonnés – et ils sont tous galonnés, semble-t-il – en rajoutait encore au désordre indescriptible.
Avec une telle bande d’imbéciles, il est bien gardé le pré, pensais-je en soulevant avec dégoût une de mes pattes engluées. Toutefois, si l’on avait déplacé ces rigolos, c’est qu’il se passait quelque chose de grave.
D’extrêmement grave !
Les aboiements du procureur des lilas provenant de derrière la grande touffe de romarin confirmèrent cette hypothèse, et je me mis en route car c’est sûr, j’allais être concerné par ce qui se passait là-bas, on ne peut décidemment pas être tranquille une minute aujourd’hui, et ces ongles rouges, si rouge… L’action permit au voile de buée que j’avais devant les idées de se dissiper.
Ca, c’est la bonne nouvelle, me dis-je en me glissant entre les touffes d’herbe avec une aisance retrouvée, allons voir la mauvaise…


  La brigade des jardins maintenait un cordon impénétrable tout autour du vénérable pied de thym, et le maréchal – en quelque sorte – me repéra immédiatement :
      - Jetez un coup d’œil à ce désastre, commissaire, on aura tout vu maintenant, mais gardez vos distances et allez voir le procureur avant qu’il ne nous fasse une apoplexie, en quelque sorte, dit-il d’une voix blanche.

Il en avait les élytres toutes gondolées d’émotion et ses galons, d’habitude si brillants, semblaient lessivés à force d’être pâles.

Figuoland 3 w

  Au moins, c’était clair, ce n’était pas une colombe, la situation internationale – déjà vacillante donc – resterait inchangée. Le cadavre était dans un état abominable comme si la pauvre bête avait été explosée, et l’herbe tout autour, sauvagement piétinée, était parsemée de débris de plumes et d’éclats sanglants : une tourterelle, d’origine turque très certainement, un mâle c’est sûr, qui devait laisser derrière lui une compagne, veuve et éplorée maintenant, ainsi qu’une tripotée de petits de la dernière couvée. Un meurtre, de toute évidence, d’une moindre importance politique, mais tout aussi navrant. De grosses mouches vertes se gavaient sans vergogne des sucs et des viscères, mais j’étais habitué à la présence instantanée de ces répugnants charognards sur les scènes de crime. Non, ce qui m’ennuyait c’était le gros là, taille fine et costume rayé de noir et jaune, un authentique frelon asiatique qui ripaillait et bourdonnait, sûr de lui, devant les yeux atterrés des forces de l’ordre.

 Figuoland 5 w

 

 On s’en méfie, on ne les aime pas, il faut bien le dire. L’asie est pour nous une province éloignée, on ne sait même pas s’il y a de vrais jardins civilisés et nous n’avons que très peu de renseignements dans nos dossiers sur ces immigrants peu sociables. On sait seulement que ce sont de redoutables intégristes qui vouent une fidélité sans limite à leur reine, laquelle fait preuve d’une orthodoxie impitoyable vers la fin de l’été. Une secte, quoi. Mais une secte dangereuse et puissamment armée. Même nos bruyants étourneaux de la B.S.P.C. ont le bec trop fin pour s’attaquer à eux.

 

  Le procureur était effectivement dans un état d’agitation extrême : son échine habituellement si bien peignée était toute hérissée, sa grande carcasse tressautait toute seule sans que ses pattes semblent y être pour quelque chose et son toupet frontal, électrisé, menaçait d’expulser d’un instant à l’autre le ravissant chouchou rose qui le maintenait en place, et de l’envoyer valdinguer comme un bouchon de champagne. Il claquait des canines en parlant et bavait généreusement sur le hérisson qui faisait  prudemment le gros dos entre ses pattes avant.
      - Ou étiez-vous, bon sang, commissaire ? On a attrapé celui-là qui rodait encore par ici, et ça m’étonnerait que ce vagabond ne soit pas mêlé à cette affaire, mais il fait sa forte tête et ne décroche pas un mot !
Le hérisson payait là, encore une fois, la mauvaise réputation qu’il s’était forgé lui-même avec son mode de vie peu conventionnel : un peu anarchiste sur les bords, c’était un noctambule peu amical, toujours à ronchonner dans les fourrés, ne respectant personne et bousculant tout sur son passage. Il passait le plus clair de ses journées à dormir, comme un clochard, dans n’importe quel coin du jardin, tantôt ici, tantôt là, pourvu qu’il y ait un bon tas de feuilles, pourries de préférence. D’ailleurs il puait la moisissure et était couvert de vermines. Mais c’était un de mes informateurs préférés, qui connaissait bien les bas-fonds des fourrés, tout le petit peuple rampant, les punaises, les blattes et les cancrelats qui savent tout sur tous. Avec le temps, il s’était établi comme une forme de complicité entre nous, et en échange de ses tuyaux de première bourre, je le laissais prélever sur le cheptel une quantité raisonnable de gastéropodes.
      - Et alors commissaire, ce n’est pas le moment de rêvasser ! aboya le procureur. Qu’est-ce qui vous arrive ? Vous croyez que je vais faire votre boulot ? Décoincez-moi cette situation !
      - Sauf votre respect, ça m’étonnerait que ce pauvre diable de hérisson y soit pour quelque chose, monsieur le procureur. Mais vous avez bien fait de le garder, assurais-je en jetant un clin d’œil rassurant à l’adresse de la boule piquante. Je pense qu’il peut nous être utile pour régler le problème du frelon. Si vous me faites confiance, bien entendu…
      - Si vous avez une idée pour nous débarrasser de cet épouvantail bourdonnant, mettez-là en application, grogna-t-il. Vous avez carte blanche, prenez le sergent avec vous, je n’ai que ça à vous offrir.

 

  Prévoyant, le procureur avait déjà fait appel aux forces spéciales qui avaient dépêché l’un des leurs, un sergent, sanglé dans son uniforme noir et blanc, avec une queue de pie impeccable qui aurait pu le faire passer pour un noceur de grande classe, s’il n’avait eu une carrure impressionnante. Malgré son regard sévère, il ne devait pas être bien malin, mais c’était certainement une bête de combat. Je ne lui en demanderais pas plus.
En alliant l’intelligence à la force brutale et à l’innocence, j’étais sûr de venir à bout de l’insecte qui, lourdement chargé maintenant, commençait à s’énerver.
Comme à la manœuvre, je fis avancer mon hérisson par la droite, et il fit, comme je m’y attendais, ce qu’il savait si bien faire : il fonça dans le tas, tête rentrée, droit vers le frelon qui lui faisait face. Le sergent des forces spéciales referma la tenaille par la gauche pendant que l’hyménoptère, imbécile et sûr de lui, attendait le dernier moment pour s’élever lentement avec son abdomen gonflé et virer vers sa droite. Le bec puissant et précis le cueillit au passage et il fut gobé dans l’instant avec un petit craquement sec de chitine écrasée, tandis que le hérisson passait en flèche, provoquant une belle pagaille dans la nuée des mouches nécrophages et filait aussi sec vers l’ombre profonde d’une large touffe de belles de nuit.

 

  J’étais assez content de moi. Et le procureur aussi apparemment, qui me gratifia d’un « Bien joué commissaire ! » avant de reprendre sans tarder, de sa démarche lourde et chaloupée, la direction des géraniums et des rosiers. Il jeta au passage un salut militaire au sergent des forces spéciales qui, le bec dégoulinant de fluides peu ragoutants, s’appliquait encore à déglutir. Ca n’avait pas l’air de passer tout seul.
      - Retrouvez l’ignoble individu qui a écrabouillé cette malheureuse tourterelle, commissaire ! aboya encore le procureur. Elle était peut-être un peu turque sur les bords, mais il ne sera pas dit que notre république potagère se désintéresse du sort du moindre de ses citoyens. Et puis on doit bien ça à sa veuve. Avant ce soir, commissaire !
Une grande âme sensible dans un corps de brute épaisse, en fait, ce procureur, pensais-je, légèrement ému.

 

  Déjà, les nettoyeurs avaient été convoqués par le maréchal des plantes en pot – toujours efficace, celui-là, en quelque sorte – et une longue file d’ouvrières noires s’étirait depuis les profondeurs de la haie de troènes. La compagnie d’étourneaux s’envola dans un grand bruit d’ailes froissées et repris aussitôt – par miracle ? – une formation impeccable qui ondulait et virevoltait avec grâce.
      - Des incapables qui en mettent plein la vue quand ils se promènent, grommela le maréchal. Mais il faut reconnaître qu’ils savent voler, ça oui, en quelque sorte, ajouta-t-il en s’éloignant avec ses acolytes.

 

  Le calme après la tempête : dans peu de temps, tout serait nettoyé et, perchée quelque part, du côté du grand pin, la tourterelle veuve devait se préparer discrètement à passer l’hiver seule.
Mon travail ne faisait que commencer en fait, et il ne me restait que peu de temps avant le crépuscule.

 

(à suivre...)

     

   

 

Tous les chapitres :

  

 
 I - Une découverte intrigante :
http://alsemo.over-blog.com/article-figuoland-une-decouverte-intriguante-110155327.html

 

 II - Une rencontre inattendue : http://alsemo.over-blog.com/article-mystere-a-figuoland-une-rencontre-inattendue-2-110399576.html


 III - Un désastre sanglant : http://alsemo.over-blog.com/article-mystere-a-figuoland-un-desastre-sanglant-3-110597121.html


 IV - Le charnier asiatique : http://alsemo.over-blog.com/article-mystere-a-figuoland-le-charnier-asiatique-4-112230354.html


 V  -  Les granulés de la mort  :  http://alsemo.over-blog.com/article-mystere-a-figuoland-les-granules-de-la-mort-5-113490914.html

 
 VI - Rouges, si rouges, enfin...  :  http://alsemo.over-blog.com/article-mystere-a-figuoland-rouges-si-rouges-enfin-6-113784648.html

      

  

 

 

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