Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
25 décembre 2012 2 25 /12 /décembre /2012 18:55

   Sans que je ne m’en aperçoive le ciel s’était couvert et une chaleur épaisse et humide, annonciatrice d’orage, assourdissait l’atmosphère. La cabane à outils se dressa bientôt devant moi et je m’abritais sous le couvert d’un groseillier pour mieux l’observer. Comme sur le (vieux) potager, il régnait aux alentours de la lourde masse de briques un profond silence électrique. Aucun mouvement non plus. Aucun signe de vie.

  

   En raison des risques et de la peine que me coûtaient les traversées de la pelouse pelée et de l’allée bétonnée, je n’étais pas venu jusqu’ici depuis le drame domestique qui avait failli provoquer l’affrontement de deux puissantes communautés. Une jeune grenouille de bénitier neurasthénique et au chômage s’était maquée avec un vieux crapaud riche et libidineux. Ce dernier avait, sans méfiance, craqué pour la jeune beauté exotique, sa fraicheur, sa parure verte et brillante, rehaussée d’élégantes passementeries jaune vif.  J’avais soupçonné la belle d’avoir affamé son mari jusqu’à ce que mort s’en suive : égoïste et autoritaire, elle avait la langue bien pendue et s’en servait avec adresse pour gober  de manière prioritaire tout ce qui passait à leur portée. Lui, bien qu’il eut encore l’œil vif et la pustule humide, n’avait pas la même aisance et avait rapidement rendu l’âme, après une courte période d’amaigrissement spectaculaire. Je n’avais toutefois rien pu prouver et j’avais proposé la relaxe de la grenouille suspecte au procureur des lilas, faute de preuves. Les communautés batraciennes respectives des deux tourtereaux se dressèrent aussitôt l’une contre l’autre, ce qui n’était pas rien, compte-tenu que finalement ils étaient tous plus ou moins cousins, et s’affrontèrent en une véritable guerre civile autour de la mare, dès le crépuscule, à grands coups de coassements assourdissants. Le procureur des lilas qui souffrait d’insomnie chronique, avait décrété une mobilisation générale de tout ce que Figuoland comptait comme forces de l’ordre, et les batraciens avaient été expulsés manu-militari des environs de la cabane à outils. La mare s’étant asséchée, aucun n’était plus revenu.  Pendant un temps, m’avait-on rapporté, les cavernes obscures et les cavités ombreuses des murailles avaient été occupées par une bande de squamates, nomades bohémiens dont on disait qu’ils m’étaient apparentés !

  

   Pour l’heure, les parois de la cabane à outils semblaient désertiques. Et il flottait dans l’air une douce odeur de vanille.

  

   Je croyais avoir, emporté par le rythme de mon enquête, oublié les pieds lisses, roses et charnus, avec les ongles brillants rencontrés de manière inattendue sous le figuier. Leur vision me revint à cet instant en plein museau avec leur vernis rouge, si rouge… Et je compris subitement que, depuis le début, depuis que j’avais glissé stupidement d’un galet pour me ramasser sur une figue bien pourrie, toute mon agitation, tous mes actes, héroïques ou pas, toutes mes découvertes, le frelon gobé par le sergent des forces spéciales, l’interrogatoire du hérisson, l’imprudente traversée des contrées désertiques, le surprenant charnier asiatique, l’absurde potager civilisé et la militarisation des légumes, n’avaient eu d’autre moteur, d’autre motivation, que la quête de ces ongles rouges, si rouges…
L’entretien impromptu avec la révérende dont je n’avais pas saisi tous le sens des propos, comme d’habitude énigmatiques, m’apparaissait maintenant sous un éclairage différent : serait-il possible, sans tomber dans un ridicule mysticisme, d’admettre que tout était lié, écrit d’avance et me menait vers eux, qu’ils appartenaient, ces ongles rouges, si rouges, à mon destin personnel et qu’ils devaient inéluctablement devenir, miracle accompli, la grâce promise ?
Quelque part, ça me faisait mal que la révérende pût avoir raison, mais - était-ce le parfum de vanille ? - la tête me tournait légèrement et je ne parvenais pas à ordonner logiquement ces pensées tumultueuses qui s’enroulaient sur elle-même, s’entortillaient, se nouaient et laissaient ma cervelle aussi flasque qu’une feuille d’arum fanée.
Cette sale histoire d’odeur de la mort évoquée par le hérisson me revint un instant, mais je ne résistais plus, je cédais brusquement à l’attirance des sirènes olfactives et m’avançais vers la cabane à outils. D’une démarche un peu mécanique, je traversais le trottoir bétonné longé par quelques pieds de tomates dont les feuilles et les fruits écarlates dégouttaient d’humidité. Elle avait bien dit qu’elle allait arroser ses tomates !...
La porte était ouverte et par contraste avec la clarté vitreuse du ciel orageux, l’intérieur de la cabane à outils semblait plongé dans une profonde pénombre. Mais ils étaient là, devant moi, toujours rouges !... Si rouges !...
Tellement rouges …!

 

Figuoland 8 2 w

  

   Mon cœur fit une cabriole et je sentis distinctement qu’il retombait à l’envers dans ma poitrine oppressée.
        - Mais c’est bien mon petit commissaire qui vient me rendre visite ! dit la voix claire et rieuse.
Ma langue desséchée s’était collée contre mon palais, je sentais toutes les écailles de mon corps se ramollir et, chose incroyable pour un type de mon espèce, je crois bien que je me mis à transpirer.
        - Tu as bien fait de venir me voir. Viens, approche, on dirait qu’il va pleuvoir, on sera mieux au fond de la cabane, reprit-elle en chuchotant.
Elle me tutoyait ! Cette familiarité, si rapide, accéléra encore les battements de mon cœur et je sentis mes bajoues se gonfler. Je bredouillais stupidement, pour retrouver un semblant de dignité, quelque chose d’incohérent sur mon enquête en cours, les meurtres, les alignements de légumes, les charniers et même les grenouilles batracides, une vraie salade d’indices incompréhensible.
Elle partit d’un rire clair en secouant ses cheveux blonds et les adorables pieds lisses, roses et charnus, avec les ongles brillants recouverts d’un vernis rouge - si rouge ! - s’agitèrent.
Je les suivis.
Elle me parla de ses tomates, de ses légumes, des limaces voraces et dégoutantes, et de ces saletés de frelons asiatiques, oui, de vrais tueurs, n’est-ce pas, petit commissaire ? Elle me dit que nous étions fait pour nous entendre, que finalement nous étions tous deux du côté de la loi et de l’ordre, que l’écologie – qu’est-ce que c’est ? – est une bien belle chose mais que la nature a besoin d’une bonne correction de temps en temps, et moi, j’étais tellement dans le potage que je n’étais pas bien sûr de tout comprendre. 
        - Oh ! Tu as toujours la peau lisse, et fraiche ! Comme c’est agréable… conclue-t-elle.

  

   La sienne était chaude, douce, parfumée à la vanille, et sa framboise avait un gout sucré.

  

   Quand je me suis réveillé, j’étais seul au milieu de la cabane à outils, couché sur le dos, les quatre pattes en l’air comme un scarabée impotent et j’eus un mal de chien à me remettre d’aplomb. Gavé de vernis rouge et de framboise sucrée, en quelque sorte aurait dit le maréchal des plantes en pots. Je me suis trainé en sinuant vers la sortie et malgré le voile brumeux qui embrouillait ma vision autant que mes idées, je constatais que l’orage n’avait finalement pas éclaté et qu’un soleil tardif déchirait le rang de pieds de vigne de ses rayons obliques. Je me glissais sans méfiance sur le trottoir bétonné et je ne me rendis compte que trop tard de l’ampleur de mon anesthésie : ma langue, dont la puissance olfactive me faisait défaut pour la première fois de ma vie, perçut sans doute l’odeur de la mort, mais celle-ci ne parvint à ma cervelle engourdie que lorsque je l’aperçus devant moi, très près, trop près, trop tard…

 

Figuoland 9 w

 

   J’avais toujours été un peu envieux du procureur des lilas qui avait une déesse à sa disposition. Elle ne semblait pas très agile et se mouvait lentement en trainant ses pieds chaussés de pantoufles roses. Chaque soir, elle l’appelait d’une voix aigrelette en faisant tinter une gamelle. Et notre procureur des lilas, habituellement si bougon, râleur et autoritaire, semblait soudainement se ramollir et filait dare-dare, toutes affaires cessantes, de l’autre côté des géraniums en frétillant de sa courte queue d’une manière comique. Ca paraissait facile, agréable et sans danger.
J’avais maintenant moi aussi ma déesse, avec, hélas ! le démon qui allait avec, comme l’avait prédit la révérende. Mais l’avait-elle prédit, usant d’un don de prédiction extraordinaire ou était-elle tout simplement bien informée ? Dans ce dernier cas, je me promettais bien de lui faire avaler, si l’occasion m’en était donnée, ses prochains augures. Elle s’en mordrait ses pattes de prière, celle-là !

 

   Devant le démon, je m’étais immobilisé instantanément et mes écailles avaient pris la couleur gris sale du béton, me donnant une apparence minérale.
Une sympathique petite luciole, avec qui je blaguais souvent l’été, dès la nuit tombée, ironisant sans méchanceté sur sa piètre vie d’insecte, m’avait dit un jour que je réfléchissais trop. « Moi, je brille, tout simplement » avait-elle ajoutée. Pour l’heure, j’aurais aimé n’être qu’une pierre, tout simplement.
Le démon devait faire sa sieste : il n’avait pas encore tout à fait digéré sa tourterelle et ne m’avait pas encore vu bouger. Je savais que le moindre mouvement, le plus infime clignement de paupière pouvait le faire bondir, griffes en avant et que dans ce cas, mes chances de lui échapper seraient quasiment nulles.
Au moins, piètre consolation, mon affaire était résolue, j’avais le meurtrier de la tourterelle devant moi. Et peut-être le mien, aussi, de meurtrier… Ses griffes et ses canines devaient encore porter les traces sanguinolentes de son méfait.
J’évaluais mes chances : je pouvais tenter d’atteindre en trois coups de pattes le couvert du groseillier, vers ma droite, et me glisser dans une fissure, ou au pire me cacher sous le tapis de mousses, je croyais me rappeler en avoir vu. C’était un peu loin… Je pouvais aussi compter sur l’apparente somnolence du démon et tenter une feinte, foncer vers la droite et le surprendre en virant d’un coup à 180 degrés vers la gauche, laissant ma queue derrière moi, en espérant que l’agitation douloureuse de ce pauvre leurre orphelin retiendrait son attention pendant la fraction de seconde qu’il me faudrait pour atteindre le premier pied de tomates dont la base était garnie d’une épaisse couche de paille. Je serais invalide et médaillé pour bravoure face à l’ennemi, mais sauf. Je pouvais aussi laisser aller le destin et attendre dans cette immobilité de pierre qu’il fasse le premier mouvement, ouvrir un œil, et me gober d’un coup : je suis indigeste, il en aurait des mots d’estomacs, il vomirait ses tripes pendant quelques jours en maigrissant à vue d’œil.
J’hésitais encore.
 

   J’avais connu la grâce, en même temps que ma déesse et je pouvais envisager une retraite paisible dans l’une des innombrables cavités abandonnées du mur de brique de la cabane à outil.
 

   Près d’elle. A tout jamais.

 

   Une goutte de sueur roula sur ma pupille immobile…  A moins que ce ne fut une larme ?

 

   D’un coup, je fonçais vers la droite.
 

 

(Fin)

 

 

 

 Mystère à Figioland, le casting ! : 

 

 http://alsemo.over-blog.com/article-mystere-a-figuoland-le-casting-113856016.html

 

 

 

Tous les chapitres :

  

 
 I - Une découverte intrigante :
http://alsemo.over-blog.com/article-figuoland-une-decouverte-intriguante-110155327.html

 

 II - Une rencontre inattendue : http://alsemo.over-blog.com/article-mystere-a-figuoland-une-rencontre-inattendue-2-110399576.html


 III - Un désastre sanglant : http://alsemo.over-blog.com/article-mystere-a-figuoland-un-desastre-sanglant-3-110597121.html


 IV - Le charnier asiatique : http://alsemo.over-blog.com/article-mystere-a-figuoland-le-charnier-asiatique-4-112230354.html


 V  -  Les granulés de la mort  :  http://alsemo.over-blog.com/article-mystere-a-figuoland-les-granules-de-la-mort-5-113490914.html

 
 VI - Rouges, si rouges, enfin...  :  http://alsemo.over-blog.com/article-mystere-a-figuoland-rouges-si-rouges-enfin-6-113784648.html

      

  

 

 

© Studiobolide Productions

 

 

 

 

 

 

.../...
       
Partager cet article
Repost0

commentaires