"Lygie"
Acrylique sur toile
(80 x 100 cm) 2014
Extrait du texte d'Amélie Nothomb
sur Lygie, dans son roman "Attentat" :
(Le héro du roman, Epiphane Otos, jeune homme extrêmement laid, vient de lire l'histoire de Lygie, jeune vierge chrétienne romaine jetée par Néron dans l'arène, ligotée sur l'echine d'un taureau furieux. Il se prend alors à revivre en rêve la scène du sacrifice de la malheureuse...)
« Lygie nue est accrochée à mon dos. Je sens ses fesses virginales et ses reins archangéliques. Ce contact me rend fou, je me mets à ruer, à sauter, à courir. A force de gesticuler, le corps de Lygie se retourne à cent quatre-vingts degrés. Ses seins pointus se collent à mes omoplates, son ventre et son sexe sont écartelés sur mon échine saillante. Je suis un aurochs et tout ceci me déchire la cervelle. Furibard, je décide que cette créature tombera de moi.
Je ne suis que bonds et rebonds, je me cabre, je me dépoitraillé. Les cordes se relâchent, Lygie coule sur le sol, elle ne tient plus à moi que par un pied. Je galope en la traînant par terre comme le cadavre qu'elle sera bientôt. Ses jambes écartées dévoilent à la foule une virginité qui n'en a plus pour longtemps. La princesse souffre de cette indécence et j'en suis content. Tu as mal, Lygie ? C'est bien — et ce n'est rien comparé à ce qui t'attend.
En une dernière et athlétique ruade, je parviens à détacher de moi la jeune fille qui effectue un vol plané et s'effondre dix mètres plus loin. Le peuple romain ne respire plus. Je m'approche de la proie et je contemple son joli derrière. Je la retourne avec mon sabot et j'adore la peur qui jaillit de ses beaux yeux, j'adore le frémissement de ses seins intacts.
Le plus grave, Lygie, c'est que tu es d'accord. Et tout le monde est d'accord sur ce point : où serait l'intérêt d'être une jeune vierge chrétienne si ce n'était pour être défoncée par un taureau coléreux ?
(…)
Il n'y a pas plus chrétien qu'une vierge martyre, il n'y a pas plus païen qu'un taureau furieux : c'est pour ça que le peuple est si content. Il en aura non pas pour son argent, puisque le spectacle est gratuit, mais pour sa haine, sa propension naturelle à détester les lys et les salamandres.
Selon Homère, le front du taureau est le symbole de la bêtise. Il a raison. J'aime être un aurochs parce que j'aime être bête. Et c'est en vertu de ma bêtise que l'on te livre à moi avec tant de joie : si j'étais le rusé renard, on ne m'eût pas offert pareil cadeau. Tu vois, c'est bien d'être bête.
Il n'est plus temps d'avoir peur, il est temps d'avoir mal. J'enfonce mes cornes dans ton ventre lisse : c'est une sensation fabuleuse. Quand tu es agrippée, je te hisse par-dessus ma tête. Les gens hurlent et toi tu cries. Je suis le héros du jour. Je me balade avec toi comme couvre-chef : à ma gauche, tes jambes, à ma droite, tes bras, ton visage pâmé, tes cheveux qui balaient le sol. Très fier de moi, je fais un tour de piste pour recueillir les applaudisse¬ments du public. Lorsque ces amusements ne suffisent plus à mon ivresse, je passe aux choses sérieuses. Mes cornes sont en toi mais elles ne t'ont pas transpercée : je me cabre à plusieurs reprises de sorte que tu t'enfonces sur moi.
Chaque fois que je retombe par terre, je me sens plus loin en toi. Arrive enfin ce qui devait arriver : un craquement, et mes cornes ont franchi ton ventre, elles ressortent par ton dos et tes reins, leurs pointes sont à l'air libre. Les gens les voient et m'acclament de plus belle. Je suis content.
Je me mets à bondir comme un fou pour manifester mon triomphe. Ton sang dégouline à présent sur mon front et dans mon cou. Il parvient à mes naseaux, son odeur m'enrage. Il coule jusqu'à ma bouche, je le lèche, il a le goût du vin nouveau, il me saoule. Je t'entends gémir et ça me plaît.
A force de gesticuler, un voile rouge me recouvre les yeux : c'est ton sang qui m'aveugle. Je ne vois plus rien et ça m'énerve : je cours sans savoir où je vais, je me fracasse plusieurs fois contre les murs de l'arène, ça doit te faire mal. De guerre lasse, je penche ma tête contre le sol : tu tombes de mes cornes le long de ma tête, ta peau essuie mes yeux et me rend la vue.
Tu es couchée par terre, tu respires encore. Je contemple ton ventre lacéré par mes soins : c'est magnifique. Ton visage blafard a une expression exaltée, proche du sourire : je savais que tu aimerais ça, Lygie, ma Lygie, maintenant tu es vraiment à moi.
Et comme tu es à moi, je fais de toi ce que je veux. Je viens boire le sang tiède dans ton ventre, révélant ainsi que les taureaux cessent d'être végétariens devant les vierges.
Ensuite, sous les acclamations du peuple de Rome, je te piétine jusqu'à ce que ton corps soit méconnaissable. C'est un défoulement exquis. Je laisse ton visage intact afin que ses expressions restent lisibles : car ce qui m'intéresse, c'est comment ton âme se porte. (…) Le tableau est admirable : il y a cette bouillie informe qu'est ton corps, qui ressemble désormais à un fruit éclaté, et au-dessus de cette compote il y a ton cou parfait et ta figure au sommet de sa grâce. Tes yeux boivent le ciel, à moins que ce ne soit le contraire. Tu n'as jamais été aussi belle : en martelant ta carcasse avec mes sabots, j'ai fait remonter toute ta splendeur vers ta tête, comme s'il s'était agi d'un tube de dentifrice.
Ainsi, grâce à moi, il t'est donné d'être parfaitement idéalisée. Je mets mon oreille d'aurochs près de ta bouche et je guette ton dernier soupir. Je l'entends s'exhaler, c'est plus délicat qu'une musique de chambre — et au même instant, toi et moi, nous mourons de plaisir.
(…)
Entre-temps, j'ai onze ans, je retire l'oreiller que j'avais écrasé sur mon crâne et je me lève, pantelant de délectation. Mon cerveau a été soufflé comme un immeuble sous l'effet d'une explosion nucléaire. J'ai joui si fort que je dois être devenu beau : je cours vérifier cette conviction dans le miroir.
Je regarde mon reflet et j'éclate de rire : je n'ai jamais été aussi laid. »
Amélie Nothomb, « Attentat » (Ed. le livre de Poche)